CCLJ - Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind
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Analyse

Génocide ou ethnocide des Ouïgours ?

Vendredi 12 Février 2021 par Nicolas Zomersztajn

Le groupe Ecolo-Groen à la Chambre a déposé ce jeudi une proposition de reconnaissance du "génocide" de la minorité musulmane ouïgoure en Chine. Le terme est-il le plus approprié pour décrire la politique inacceptable menée par la Chine envers la minorité ouïgoure ? Ne faudrait-il pas plutôt parler d’ethnocide ?

©   Shutterstock

« La Belgique, tout comme l'Union européenne, ne peut négliger les atrocités commises par le Parti Communiste Chinois, sous pression de chantages économiques. Plus d'un million de Ouïghours sont enfermés, torturés, dans des camps de 'rééducation'. Les femmes y sont violées, certaines stérilisées de force, et les enfants, arbitrairement séparés de leurs parents. Les preuves s'accumulent et il convient aujourd'hui d'appeler l'horreur par son nom : ‘génocide’ », selon le député écolo Samuel Cogolati.

Si le texte est adopté, la Belgique deviendrait alors le premier pays au monde à reconnaître officiellement les violences envers cette minorité comme un génocide, font valoir les écologistes belges.

Mais d’abord, qui sont les Ouïgours ? Ils sont l’une des minorités ethniques et religieuses qui vivent en République populaire de Chine, dominée par les Hans (92% de la population). Les Ouïghours sont turcophones et musulmans, installés en Asie centrale depuis plus d’un millénaire. D’abord nomades, ils se sont peu à peu sédentarisés dans l’espace qui constitue l’actuel Xinjiang et sont aujourd’hui environ onze millions vivant dans cette région autonome sous souveraineté de Pékin. 

A partir de 1958 et surtout de la Révolution culturelle (de 1966 jusqu’à la mort de Mao Zedong en 1976), une politique d’assimilation forcée beaucoup plus dure a été mise en place envers les minorités : Tibétains, Ouïghours, etc. « On forçait les Ouïgours à manger du porc pour qu’ils abandonnent leur culture traditionnelle comme on forçait les Tibétains à manger et cultiver du riz… », explique Jean-Philippe Béja, politologue français spécialiste de la Chine (CNRS). « Une politique qui n’épargnait pas le reste de la Chine où la Révolution culturelle visait à en finir avec les ‘Quatre Vieilleries’ : les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et les vieilles habitudes. Un moyen de lutter contre l’Islam mais aussi contre le christianisme et les religions chinoises : taoïstes, bouddhistes… L’étude du chinois a aussi été développé aux dépens de l’alphabet arabe ».

La répression féroce que les Ouïgours subissent aujourd’hui correspond à l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, secrétaire général du Parti communiste chinois depuis 2012 et président de la République populaire depuis 2013. “La politique d’internement et de répression commence véritablement en 2016 avec l’arrivée de Chen Quanguo au poste de secrétaire du PC au Xinjiang après avoir occupé le même poste au Tibet”, précise Jean-Philippe Béja. Dans un rapport publié en 2018, l’ONG de défense des droits de l’homme Human Rights Watch dénonce un degré de répression qui a nettement augmenté depuis la nomination de ce nouveau gouverneur, qui met en place des camps de rééducation où des Kazakhs et des Ouïghours sont détenus : un million de personnes d’après l’ONG sur une population d’environ onze millions.

Officiellement, la Chine lutte contre le terrorisme islamique qui est apparu dans le Xinjiang mais sous couvert de lutte antiterroriste, Pékin vise surtout à éradiquer la culture ouïgoure, « considérée comme la source d’une volonté séparatiste par les dirigeants chinois. On interdit aux jeunes d’aller à la mosquée, le pèlerinage à La Mecque est empêché, on proscrit aussi les prénoms islamiques ou simplement turcs », souligne Jean-Philippe Béja. « On interdit également les représentations soufies, caractéristiques de la culture ouïgoure… Puis on occupe les mosquées, on interne les gens qui se laissent pousser la barbe, qui portent un voile, qui ont le Coran chez eux, etc. Et puis on envoie des cadres Hans dans les familles du Xinjiang ; on enlève très souvent les enfants qui sont placés dans des orphelinats où ils sont éduqués selon les bonnes traditions du Parti communiste chinois. Les parents sont internés dans des camps de rééducation qui sont appelés ‘centre de formation professionnelle’ par la propagande officielle ». 

Peut-on parler de génocide ? Depuis plus de deux ans, le Parti communiste chinois mène dans la région du Xinjiang une politique d’enfermement massif dans des « camps de rééducation politique », selon le terme officiel, des citoyens des minorités musulmanes, ouïghours mais aussi kazakhs, kirghizes ou huis. Plus d’un million de personnes seraient détenues, soit un dixième de la population ouïgoure. Une campagne qui vise à les couper de leur famille, de leur langue, de leur religion et de leur culture.

Pour Adrian Zenz, anthropologue allemand spécialiste des Ouïgours, l'élimination physique des Ouïghours « n'est pas du tout l'objectif de Pékin » et «il est très probable qu'elle n'aura pas lieu ». En revanche, il reconnait que la séparation des familles « constitue un élément distinct et stratégique de la campagne de rééducation menée au Xinjiang, et pas seulement une conséquence de l'enfermement des parents. Le but est que toute une jeune génération soit élevée loin des lieux de culte, parle couramment chinois et connaisse l'idéologie du Parti sur le bout des doigts ». Depuis peu, cet anthropologue allemand évoque un « génocide démographique » car « de nouvelles découvertes confirment les pires appréhensions. Elles portent clairement les atrocités au niveau supérieur, puisque l’entrave aux naissances est un des cinq critères retenus par la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations unies de 1948 ». 

Antoine Bondaz, chercheur français spécialiste de la Chine justifie aussi l’utilisation du terme génocide. « J’étais moi-même assez mal à l’aise avec le terme de génocide puisqu’il est souvent très connoté, et évidemment en Europe. Mais les révélations sur les stérilisations forcées et plus largement, le contrôle des naissances, permet de parler de façon objective de génocide. Puisque dans la Convention de 1948, l’article 2, partie D, le contrôle des naissances d’une population est l’un des cinq critères d’un génocide. Et donc, quand Libé fait sa Une en utilisant le terme de génocide : sur le plan scientifique et de l’interprétation juridique, alors le terme peut être utilisé ». 

« On peut parler d'une forme de génocide, selon les termes de la Convention du génocide des Nations unies » signée par plus de 150 pays, y compris la Chine. « La séparation des enfants de leurs parents figure parmi les actes constitutifs d'un génocide selon la définition de 1948 ["transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe", ndlr], ajoute l'historienne Hélène Dumas, chargée de recherches au CNRS. « Mais la condition pour qu'une telle politique soit qualifiée de génocide réside dans l'intention de "détruire ou tout ou en partie le groupe" cible. C'est ici la question la plus délicate, celle de l'élément intellectuel du crime et du but visé par les autorités chinoises ».

S’il est vrai que la définition juridique du génocide permet de couvrir le cas ouïgour, les historiens et les politologues spécialistes des génocides penchent plutôt pour le terme « ethnocide ». Car ce que le régime de Pékin vise essentiellement c'est la sinisation forcée des Ouïgours, c’est à dire l’éradication totale de leur culture et la disparition progressive de ce groupe ethnique, et non pas leur élimination physique. Si l’ethnocide ne consiste pas en un processus systématique d’extermination physique (génocide), il a en revanche pour objectif de tuer l’identité d’un groupe humain pour lui faire adopter une identité nouvelle. En quelque sorte, il s’agit d’une politique d’assimilation forcée violente menée par un régime autoritaire prêt à utiliser les moyens les plus répressifs (séparation des familles, enlèvement des enfants et stérilisation forcée) pour y parvenir complètement, c’est-à-dire éliminer l’identité culturelle ouïgoure.


 
 
 

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