Comment la gastronomie israélienne a conquis le monde

Tempes grisonnantes, barbe de trois jours et sourire ultra-bright… Avec son allure télévisuelle savamment travaillée, Yoram ­Ottolenghi semble tout droit sorti d’une de ces séries israéliennes à grand succès. A cinquante-quatre ans, l’homme n’est pourtant pas acteur mais chef réputé. L’un de ceux qui, désireux de s’émanciper des frontières arbitrairement tracées et des héritages souvent lourds à porter, contribuent à dessiner le goût de l’époque. Les chiffres qui l’entourent donnent le tournis : 2,3 millions d’abonnés sur Instagram, là où la cuisine est devenue tendance, neuf livres écoulés à 7 millions d’exemplaires, des shows diffusés à la télévision anglaise, une chronique à succès dans les colonnes du Guardian mais surtout une petite dizaine de restaurants dont le succès croit de jour en jour.

Pour comprendre le phénomène Ottolenghi, devenu en une décennie à peine la locomotive de toute la gastronomie israélienne, il faut en décrypter à la fois les assiettes et le personnage. Charismatique porte-voix du camp progressiste, le natif de Jérusalem, curieux, inspiré et novateur, affiche ses choix de vies et ses orientations au point d’en faire des prises de positions sinon des chemins. Gay, porté sur le multiculturalisme et le respect de la nature, Ottolonghi serait l’incarnation de cet Israël de gauche qui défile à Tel-Aviv pour demeurer fidèle à ses valeurs d’ouverture. Une identité et des engagements que Rafi Gorsglik, sociologue à l’Université Ben-Gourion du Néguev, résume par le menu : « Ottolenghi, c’est l’érudit, le philosophe-gentleman, le chef ouvert d’esprit. Sa cuisine est à mon sens une cuisine de centre-gauche un peu bourgeoise, bien sous tous rapports. Ce n’est pas un hasard s’il a explosé en plein pendant l’ère Brexit-Trump ». A l’heure de la volonté globale de repli, la star israélienne oppose ainsi un autre modèle misant à fond sur une mondialisation des gouts et une esthétique efficace. Dans l’assiette, « on retrouve du porc effiloché vindaloo sur un bun, à mi-chemin entre les Etats-Unis et l’Inde », détaille le journaliste Anthony Mansuy qui consacrait au chef un grand article publié en une du magazine Society, « un œuf poché à la turque, le cilbir, relevé d’une pâte de piment libyenne nommée pilpelchuma ; voire un cacio e pepe – un pilier de la gastronomie romaine agrémenté de zaatar – un condiment du levantin ». Le tout pour une frénésie de couleurs et une cuisine comme on la sert dans les adresses les plus trendy de Tel-Aviv. Voilà une cuisine ludique et aux mille influences, reprenant les codes du #foodporn, à la fois simple à reproduire et gourmande.

Diplomatie du Houmous

« En matière de gastronomie israélienne, il faut mesurer l’extraordinaire chemin parcouru », explique chef exécutif du restaurant Tekes, à Paris. Car des décennies durant, il faut bien avouer que le terme même de « gastronomie » paraissait un brin pompeux et plutôt mal approprié à la qualité des mets servis. Dans la capitale française, hormis L’As du Falafel, institution ­touristique dans le quartier juif du Marais, peu ou pas grand-chose. Jusqu’à l’installation d’une série de restaurants, Miznon, Tavline, puis Balagan, Tekes, Shabour, Shosh, Salatim, Mapitom et dernièrement Hasalon, tous bien résolus à prouver qu’il y avait bien une vie outre les sandwichs trop gras avalés à la va-vite. Premier acte de cette reconquête culinaire : le houmous. Ces dernières années, la fameuse préparation à base de pois chiche réduite en purée avec du citron, de l’huile d’olive et du tahini s’est imposée sur les tables branchées du monde entier, souvent servie à l’apéritif. « Symboliquement, le houmous c’est bien plus qu’une simple purée de pois chiche », explique la journaliste spécialisée dans l’alimentation Zazie Tavitian. Précisant qu’il est très consommé aux quatre coins de d’Israël, cette dernière se garde pourtant bien de faire de ce pays son origine unique : « huit pays en revendiquent la paternité et je ne veux pas me fâcher avec les Libanais, les Israéliens, les Palestiniens, les Grecs, les Turcs, les Arméniens, les Syriens, les Jordaniens et les Égyptiens ». En revanche, il ne fait aucun doute que son développement dépasse largement les seules considérations gastronomiques, si cruciales soient elles… « En 2015, précise Tavitian, Akram Belkaïd, journaliste, l’expliquait très bien dans un article publié dans Le Monde Diplomatique et intitulé “La Guerre du houmous”. S’approprier la paternité du houmous pour les Israéliens, c’est aussi une façon de s’ancrer dans la terre proche-orientale, et donc légitimer leur présence. Ce produit, parce qu’il est de plus en plus en vogue dans le monde, est aussi une manne financière pour les pays qui l’exportent. Aux États-Unis, le houmous représente un milliard de dollars de chiffre d’affaire par an.  Donc le fait d’être reconnu pour le Liban ou Israël comme LE pays créateur du houmous, cela peut avoir aussi un intérêt financier… »

Esthétique instagrammable

Si la recette du succès de la cuisine israélienne est désormais connue et mêle esthétique instagrammable, chefs charismatiques mais aussi et surtout cuisine qui correspond bien au goût de l’époque, c’est-à-dire simple à réaliser, basée autour de produits de qualité et de recettes adaptables aux vegans, son essence est-elle plus complexe à cerner. Indéfinissable par essence, elle est, de l’aveu même du chef Assaf Granit, « unique car basée sur l’immigration et beaucoup de cultures différentes venues des quatre coins du globe qui s’influencent mutuellement. C’est un melting pop culinaire entre cuisines ashkénazes, palestiniennes, iraniennes… Le tout, condensé sur un petit territoire. Cela produit un maillage unique, de toutes ces différentes personnes qui vivent ensemble, vont à l’école, à l’armée… C’est un tout »

Pour le comprendre, il faut aller rue Saint-Saveur, à Paris. C’est là, sur quelques centaines de mètres, que trois adresses israéliennes de haute volée régalent les exigeants palets parisiens. Un samedi soir, nous avons choisi Tekes (cérémonie, rituel en hébreu) et son ambiance chaleureuse, enjouée, vibrionnante comme le « balagan ». Quasiment un diner spectacle puisque sous nos yeux, les chefs et les rôtisseurs (de brioches et de légumes) s’affairent aux fourneaux devant les convives. On mange avec les doigts ou la cuillère, on se partage les plats, on nous sert généreusement un schnitzel de chou-fleur à tomber par terre, une crème brulée de topinambour, « La route de la soie » avec son céleri-rave cuit comme un steak, clémentine, café turc et l’on termine par un cake citron agrémenté d’une mousse au chocolat arrosée d’huile d’olive et de gros sel. C’est bluffant, malin, osé et parfois déroutant. Mais surtout, Granit et ses équipes réussissent à mettre la barre très haut ! Non seulement on se croirait à Jérusalem ou à Tel-Aviv mais surtout, on se trouve là à des années-lumière de ce que proposait jadis la cuisine israélienne devenue, entre temps, une véritable gastronomie. Preuve en est, à quelques pas de Tekes, le restaurant Shabour, propriété du même groupe (Mah’né Yehuda, ndla), propose une cuisine levantine plus posée mais surtout étoilée au Michelin. Preuve est ainsi faite qu’au-delà de la tendance, les fins gourmets israéliens ont su gravir avec les sommets de la gastronomie mondiale.

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