Non, l’antisémitisme n’est pas une composante du racisme

Sarah Borensztein
Plus de 250 personnalités ont signé une tribune dans Le Parisien du 22 avril dernier (Manifeste « contre le nouvel antisémitisme »), préambule au livre Le Nouvel Antisémitisme en France (paru chez Albin Michel ce mercredi 25). Un appel qui se comprend tout à fait mais dont la demande majeure –frapper d’obsolescence « les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants »– pose question.
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On peut, en effet, supposer que le retrait de passages problématiques du Coran ne solutionnera pas grand-chose. Voilà une réclamation qui se rapproche quelque peu de la démarche consistant à déboulonner des statues au prétexte qu’elles sont à l’effigie de personnalités aujourd’hui contestées, ou de faire des procès hors contexte et anachroniques.

Ainsi que l’a rapidement souligné l’islamologue Rachid Benzine[1], ce n’est pas en expurgeant le texte que l’on soignera le mal qui ronge l’islam, mais en donnant les armes philosophiques et intellectuelles aux croyants pour affronter la tentation radicale et « textolâtre » avec leur esprit critique. Les maîtres mots restent invariablement l’Histoire, l’éducation et l’exégèse.  Cela vaut pour tous les textes sacrés, qu’ils soient « créés » ou « incréés ».

« Moi, vous savez, je suis contre toute forme de racisme ! »

Ceci étant, une question connexe n’a peut-être pas été assez soulevée et il serait sans doute profitable de s’y arrêter un instant, car elle repose en filigrane derrière toute tentative de diagnostic et de traitement du mal.

Depuis quelques années, une réaction apparaît de manière sporadique et plus ou moins explicite parmi les commentateurs et intervenants dans les discussions autour de l’antisémitisme : « Finalement, pourquoi préciser racisme et antisémitisme ? Pourquoi ne pas juste parler de racisme et regrouper tout le monde derrière le même mot, puisque c’est un problème commun à combattre tous ensemble, avec une égale vigueur ? Moi, vous savez, je suis contre toute forme de racisme ! »

Dit comme ça, cela semble, effectivement, plein de bonnes intentions. Sauf qu’il y a erreur : non, l’antisémitisme n’est pas un racisme comme un autre. S’ils sont d’une égale gravité, il y a toutefois des différences majeures entre les deux phénomènes et, si l’on prétend à les combattre, il faut avant tout tenter de les cerner dans leurs complexités respectives.

La complexité des complexes

La différence la plus évidente, est que le racisme se base sur quelque chose d’immédiatement visible : la couleur de la peau et les traits du visage. Le raciste ne va pas chercher midi à quatorze heure, l’objet de son dégoût est identifiable au premier coup d’œil. Le délit de faciès, il est impossible de s’en extraire.

L’antisémitisme, au contraire, repose sur une différence a priori invisible. Loin des caricatures ignobles que l’on connaît, il n’existe pas de « type ethnique juif » caractéristique. À moins de porter un signe religieux distinctif, un citoyen de confession ou de culture juive peut circuler dans la rue et au quotidien sans être automatiquement étiqueté. Et c’est précisément ce qui nous amène à ce qui apparaît comme des différences psychologiques majeures entre ces deux formes de haine.

En effet, si ces idéologies reposent toutes deux sur une essentialisation de l’Autre que l’on tend à priver de son caractère humain, le mécanisme mental mis en œuvre n’est vraisemblablement pas le même.

Le racisme s’exprime comme un complexe de supériorité d’une « race » sur une autre, supposément inférieure. On est dans une condescendance absolue et, parfois même, dans une déshumanisation de l’autre s’exprimant sous la forme d’une animalisation (un singe, par exemple).

L’antisémitisme, lui, s’exprime comme une forme de complexe d’infériorité, de jalousie mal placée et totalement fantasmée ; dans sa forme moderne : « Ils ont l’argent ; ils tiennent tous les médias ; ils sont si puissants » (à noter que les personnes asiatiques ou d’origines asiatiques sont parfois, elles aussi, victimes de ce genre de stéréotypes sur la richesse et la puissance supposées, mais cette haine semble rester, pour autant, plus proche du racisme, car la hantise de « l’ennemi » impossible à identifier visuellement est, dans ce cas, absente).

Ici, la déshumanisation diabolise davantage qu’elle n’animalise et la condescendance n’a, bien souvent, même pas sa place. À travers l’Histoire, le Juif a ainsi été associé à un Bacille de Koch et, de manière répétée, au Diable lui-même (avec, à la clé, accusations de rituels sataniques et de sacrifices humains). On part du principe, non pas tant que l’autre est fainéant, bête, puant, voleur, primitif et « en retard » mais plutôt, machiavélique et surpuissant, comme une hydre. Une chimère. Ou un sheytan (comme le rappelle l’historienne Lina Murr Nehmé dans le chapitre « Pourquoi est-il légitime de penser que le crime de Kobili Traoré est antisémite » de l’ouvrage Le Nouvel Antisémitisme en France). Or, la clé se trouve probablement dans cette fameuse invisibilité de la judéité car ce qui caractérise l’antisémitisme, c’est la paranoïa.

L’ennemi invisible

Ce que l’on va reprocher à l’Africain, à l’Arabe, à l’Asiatique, où qu’il soit, c’est d’être différent. Ce que l’on reproche le plus au Juif c’est de ne pas être clairement identifiable. D’avoir la possibilité (et parfois l’envie) de s’extirper de sa différence quand d’autres sont contraints de la porter.

Ce n’est pas un hasard si, comme cela a déjà été relevé, il est si fréquent de trouver dans les recherches Google autour de personnalités publiques « Untel est-il juif ? » Il y a une réelle obsession de savoir qui « en est » et qui « n’en est pas », car l’antisémitisme semble s’apparenter à une véritable psychose (notons au passage que, dans le livre Le Nouvel Antisémitisme en France, ce terme psychiatrique est employé par Monette Vacquin, psychanalyste, pour décrire le processus de déni face à l’antisémitisme).

Et malheureusement, c’est peut-être là ce qui le rendra encore plus difficile à abattre que le racisme. Car rien, aucune mixité, aucune rencontre, aucun dialogue ne permet d’enrayer le mal une fois qu’il a éclos, pour la simple et bonne raison que le paranoïaque inclura chaque parole, chaque argument dans son délire pour prouver qu’on tente de l’amadouer, de le manipuler. Lorsque vous donnez du sérum au malade, il croit que, vous aussi, vous l’empoisonnez. Dans l’histoire de l’antisémitisme, ce mécanisme a déjà fait ses preuves, il n’a rien de nouveau ; « Il n’y a pas de preuves ? C’est là la démonstration de leur crime, puisqu’ils en ont effacé les traces ! »

Il est fondamental de bien séparer les deux termes car ils ne se rapportent pas à la même démarche psychologique. Il est probable qu’en s’assurant d’une réelle mixité, le racisme recule prodigieusement, parce qu’il n’y a pas d’hydre, il n’y a pas d’ennemi invisible. Personne n’ira demander à Google si Daniel Auteuil est noir.

Le problème de l’antisémitisme c’est que l’idée que « n’importe qui pourrait faire partie de l’engeance » donne un vertige délirant à la personne atteinte. La rouelle, le brassard et l’étoile jaune en ont bien été la preuve : la non visibilité du Juif terrifie l’antisémite et nourrit son obsession. La haine pour Dreyfus était, d’ailleurs, certainement alimentée par son intégration absolue et sa dévotion totale à la République ; « Quelle est cette altérité qui ose se fondre dans la nation et nous ressembler ?! ».

Il est, en tout état de cause, probable qu’au-delà des considérations religieuses, la rage face à une différence dissimulable, vue comme un luxe que tous ne peuvent s’offrir, ajoute à l’antisémitisme de minorités elles-mêmes victimes de racisme.

Et le Coran, dans tout ça ?

Ceci étant, la prise en compte de la théologie et la liturgie est effectivement capitale, elle aussi. « Judas a vendu Jésus ? C’est normal, les Juifs aiment l’argent ! » ; « Le Prophète n’apparaît pas dans les prophéties de l’Ancien Testament ? C’est parce que les Juifs ont falsifié le Texte Sacré ! Ils sont menteurs et manipulateurs, on ne peut leur faire confiance ! » Toutes les interprétations fallacieuses sont possibles à qui n’a pas le bagage cognitif et critique ou la bonne foi (!) de faire la part des choses et de prendre un recul contextuel sur son Écrit. De tels manquements débouchent invariablement sur des tragédies.

Entre la poule et l’œuf, il est difficile de cerner si ce sont les aspects religieux qui nourrissent la paranoïa ou la paranoïa qui nourrit les interprétations les plus écœurantes et le refus d’historicité. Sans doute avons-nous droit à un renforcement mutuel. Une chose est cependant certaine : s’immiscer dans les écrits coraniques ne ferait que renforcer le délire psychotique autour de la falsification du sacré. Ce serait-là du pain bénit pour les prêcheurs extrémistes : « Rendez-vous compte ! Après avoir amputé leur propre texte pour cacher la Vérité, les voilà qui viennent s’attaquer au nôtre ! Vous voyez bien qu’ils arrangent la réalité à leur sauce et qu’ils veulent tout contrôler ! »

Avoir souligné le problème est louable et, finalement, assez bénéfique puisque cette tribune et ce livre auront au moins permis de lever un lièvre que beaucoup refusaient de voir. Pour autant, le remède évoqué pourrait bien s’avérer inefficace voire aggravant.

Diagnostiquer sans pathologiser

Comme nous l’avons vu, le racisme et l’antisémitisme ne fonctionnent pas sur le même rouage mental. Or, la composante paranoïaque et complotiste est présente dans toutes les formes de la haine du Juif, en ce compris l’antisémitisme musulman. Il est donc capital de tenter d’amener l’islam à se fabriquer des anticorps à la maladie, avant de pratiquer l’ablation pure et simple (filons la métaphore jusqu’au bout, soyons fous !) de ce que l’on croit être la source de l’infection.

Pour autant, jeux de mots médicaux mis à part, reconnaître la part psychiatrique de l’antisémitisme ne dédouane aucunement les prêcheurs (religieux ou athées, politiques, médiatiques ou comiques) de haine de leurs responsabilités. Parce qu’il y a une immense distinction à établir entre le « diagnostic » posé ici et le réflexe pathologisant de nos analystes de tous poils qui a amené au déni – heureusement  temporaire – du motif de l’assassinat de Sarah Halimi (réflexe pavlovien contre lequel l’ouvrage paru le 25 avril dernier a l'intelligence de nous mettre en garde). Ce n’est pas parce que tel individu était déséquilibré qu’il a tué un Juif sans trop savoir ce qu’il faisait. C’est son antisémitisme, sa haine viscérale et obsessionnelle, qu’il a cultivé quotidiennement, qui l’a amené à commettre un acte qui, pour toute personne dotée du minimum syndical de bon sens et de morale, ressemble à un acte délirant.

S’il est à ce point nécessaire de distinguer racisme et antisémitisme, c’est parce qu’au-delà d’être capable de nommer le second, il faut être en mesure de le théoriser et que, dès lors que l’on commence à tenter de le théoriser, on s’aperçoit bien vite que le mal est unique en son genre et se trouve au croisement d’un grand nombre de facteurs, qu’ils soient psychologiques, politiques ou religieux.

Encore une fois, simplifier le langage revient à simplifier la pensée et, dans des sujets comme celui-ci, nous avons grand besoin de garder toute notre complexité.

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