Georges Bensoussan : ‘le sultan du Maroc n’a jamais protégé les juifs’

Le Roi Mohammed V du Maroc est dépeint comme le sauveur des Juifs lorsque son pays était sous l’autorité du gouvernement de Vichy entre juin 1940 et novembre 1942. Auteur d’une somme remarquable* sur les Juifs en pays arabes, l’historien français Georges Bensoussan démonte ce mythe dans l'entretien qu'il nous accorde.
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Quelle est l’attitude du Sultan Mohammed (futur Roi Mohammed V du Maroc) à l’égard des Juifs du Maroc entre l’adoption du premier statut des Juifs de Vichy en octobre 1940 et le débarquement américain en Afrique du Nord en novembre 1942 ? 

La réalité du pouvoir appartient au Résident général, c’est-à-dire à la France. Quant aux statuts des Juifs de Vichy d’octobre 1940 et de juin 1941, le Sultan du Maroc les appliquera à la lettre. Il ne s’oppose à aucune mesure prévue par ces deux statuts. Il n’y a que dans le volet économique qu’il tente légèrement de protéger la communauté juive du Maroc. Cette intervention n’est pas désintéressée, car elle sert surtout les intérêts économiques du Makhzen (gouvernement du Sultan). Sur l’essentiel, le Sultan Mohammed n’a pas protégé les Juifs puisqu’il a même promulgué les statuts des Juifs en Dahir (décret) chérifien.

Pourquoi lui prête-t-on alors cette volonté de protéger les Juifs du Maroc ? 

En réalité, le Sultan Mohammed entend faire savoir aux autorités de Vichy qu’il reste le maître du pays. S’il y a persécution ou protection, il estime que c’est à lui à en décider. Le message est les suivant : les Juifs sont ses sujets et non pas ceux de Vichy. A travers les Juifs, le Sultan Mohammed réclame sa part d’autonomie vis-à-vis du gouvernement de Vichy. Les Juifs sont des pions parmi d’autres dans le rapport de force entre le Makhzen et Vichy. Par ailleurs, il ne fait preuve d’aucune détermination à défendre les Juifs : il ne rencontre les dirigeants de la communauté juive qu’une seule fois et en privé, au printemps 1942, pour leur dire qu’à titre personnel, il désapprouve les mesures de Vichy. En revanche, à titre officiel et publiquement, il ne prend aucune mesure en faveur des Juifs. Pire, il traduit les statuts des Juifs en Dahir chérifien !

On dit pourtant que le Sultan se serait opposé avec fermeté au port de l’étoile jaune lorsque cette mesure a été promulguée… 

Il s’agit d’une fable. Cet événement n’a aucune réalité historique. Le port de l’étoile jaune est une mesure allemande qui n’a jamais été d’application en Zone libre, c’est-à-dire sur l’ensemble du territoire français placé sous l’autorité du gouvernement de Vichy. Et le Maroc (comme l’Algérie) faisait partie de la Zone libre. Seule la Tunisie s’est vue appliquée le port de l’étoile jaune dans la région de Sfax pendant les six mois qu’a duré l’occupation allemande. Or, les Allemands n’entrent pas au Maroc. Le Sultan Mohammed n’a donc jamais eu le moindre contact avec les Allemands. Il n’y a donc jamais eu d’étoile jaune au Maroc.

Comment s’est donc imposée cette légende dorée du Sultan Mohammed s’opposant à l’étoile jaune, à tel point que cette légende a même circulé parmi les Juifs du Maroc ? 

La réponse ne peut être donnée qu’après avoir étudié la colonisation française au Maroc et le profil de la population française dans ce pays. Les 150.000 Français vivant au Maroc sont violemment antisémites. L’administration française est littéralement gangrénée par l’antisémitisme. Quotidiennement, elle apporte la preuve de son antisémitisme dans la façon dont elle traite les Juifs. Ainsi, le gouvernement de Vichy n’accorde aux Juifs que 50% des ressources alimentaires qu’il attribue aux musulmans. Dans ce contexte particulier, l’attitude du Sultan du Maroc -qui reçoit notamment les dirigeants de la communauté juive en audience privée pour leur témoigner de sa solidarité- fait le tour de tous les mellahs (quartiers juifs) du Maroc. En comparant son attitude avec celle des autorités françaises, il n’a aucune difficulté à apparaître comme un sauveur magnanime.

D’autres raisons n’entretiennent-elles pas la légende dorée de Mohammed V ? 

Certainement. L’absence d’expulsion et de pogrome au Maroc (à l’exception d’Oujda en 1948) contribue à entretenir cette légende. Ensuite, il faut garder à l’esprit que la communauté juive du Maroc est celle qui a survécu le plus longtemps dans le monde arabe. Enfin, on peut dire que la légende dorée de Mohammed V trouve aussi son origine dans l’échec du processus d’intégration des Juifs du Maroc à la société israélienne suite à leur immigration en Israël. Aujourd’hui encore, des Israéliens d’origine marocaine sont considérés comme Marocains alors qu’une ou deux générations sont passées depuis cette vague d’immigration. Ces Juifs marocains, arrivés dans un Etat d’Israël marqué par des structures européennes et dominé par le monde ashkénaze, sont terriblement méprisés par les Juifs ashkénazes. Dans ce contexte, le passé du Maroc leur apparaît comme un paradis perdu, d’autant plus qu’ils vivent un présent fondamentalement désenchanté.

À cette légende diffusée par les Juifs du Maroc répond une légende tout aussi dorée véhiculée par les Marocains eux-mêmes ? 

Oui et pour ces derniers, le départ des Juifs du Maroc constitue une blessure, car il marque l’échec de l’intégration des Juifs à leur Etat nouvellement indépendant, tout comme il montre à quel point le nationalisme marocain est fermé et fondé sur l’islam. Les Marocains ont donc intérêt à présenter le passé comme une coexistence heureuse perturbée et sapée par le développement du sionisme, la création de l’Etat d’Israël et le départ des Juifs qu’ils considèrent comme une manipulation des sionistes.

Juifs en pays arabes, le grand déracinement, éd. Tallandier

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